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Date de création : 18.08.2013
Dernière mise à jour : 30.12.2022
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Il devenait fou

(Putain de camion, écrit à deux mains, merci Sofie...)

 

 

Le numéro qui s’affichait lui arracha un soupir de lassitude. Quand comprendrait-elle qu’il ne souhaitait pas lui parler, ni la voir… Encore maintenant, il ne s’en sentait ni le courage, ni l’envie. La sonnerie se tut. Quelques instants plus tard, un petit son flûté lui annonça l’arrivée d’un message. Un message qu’il écraserait sans même l’écouter. Comme tous les autres. Cet entêtement l’agaçait.

Il rentrait d’une dure journée de travail, la voiture quasiment autonome tant il se sentait fatigué.

 

Son pied soudain écrasa la pédale de frein, la voiture fit une embardée. Les mains crispées sur le volant et le cou meurtri par la ceinture de sécurité, il jura après la forme noire qui filait à ras de terre sur le trottoir de gauche. Perdu dans ses pensées, il ne l’avait vue qu’au dernier moment, ombre parmi les ombres. Il n’avait pas vu non plus le nom de la rue où il s’était engagé. Il s’était mis en pilote automatique dès qu’Elle avait de nouveau hanté son esprit. Et le paysage familier qui s’offrait à lui le ramenait six mois en arrière. La porte rouge de l’immeuble du coin qui tranchait si violemment avec le marron sale de la façade. La peinture qui continuait à s’écailler, comme les pans entiers de sa mémoire finiraient par le faire. Il avait d’abord perdu son odeur et le son cristallin de son rire. Il avait conservé ses messages vocaux, et se saoulait de sa voix à en avoir mal. Les photos étaient restées dans la maison, à quelques mètres de là. Il voulait pouvoir se rappeler d’Elle sans support, il fermait les yeux, le soir, quand il n’avait pas encore assez bu pour sombrer dans un sommeil sans fond et la voyait dans le studio qu’il occupait depuis. Ses formes généreuses, sa chevelure rousse frisée rebelle, sa façon bien à elle de déambuler quand elle parlait, ses mains légères et toujours chaudes qu’il aimait prendre dans les siennes… et sa bouche petite et nacrée comme un bouton de rose… revenaient en sa mémoire torturée par le chagrin. Putain de camion…..

Il s’ébroua, relança le moteur qui avait calé et roula doucement pour stopper de nouveau devant leur chez-eux. Petite maison de ville, en pierre meulière, avec une marquise et un perron. Ils avaient voulu conserver le charme ancien de ces maisons bretonnes en gardant les deux gros hortensias de chaque côté de l’escalier et la couleur bleue des volets. Ils l’avaient décorée de beaux objets choisis ensemble. Il ne l’avait pas mise en vente, tout était resté en place, comme si rien n’était arrivé, comme si la vie allait reprendre son cours.

 Il eut un hoquet de surprise en voyant le portail en fer forgé s’ouvrir et une silhouette familière sortir. Son esprit lui jouait des tours parfois et il croyait la voir partout. Son psy lui avait expliqué que c’était normal, que ça allait s’estomper. Elle paraissait pourtant si réelle, là maintenant. Mais lorsqu’Elle se retourna, il comprit que ce n’était pas une hallucination. Il était tétanisé. Elle était définitivement morte depuis six mois et voilà qu’elle lui souriait sur le trottoir. Elle tourna subitement les talons et s’enfuit sans qu’il pût faire le moindre geste. Ce n’est que lorsqu’elle disparut au coin de la rue qu’il s’élança. Il courut jusqu’à l’angle et regarda de tous les côtés, ses yeux fouillant  l’obscurité, cherchant la silhouette fugueuse, un indice, une trace…Rien, personne, pas même le bruit de ses pas sur les pavés.

 

Il frotta son visage de ses mains tandis qu’il se retenait au mur, le crissement de sa barbe naissante le ramenant à la réalité. Il fallait bien que tout cela ait une signification. L’obscurité qui l’avait engloutie appelait son corps entier mais il fit demi-tour et retourna vers la maison.

La clé était dans la boite à gants, mais la porte était ouverte. La main sur la poignée qui cédait, il la sentit, c’était presque palpable, avant même d’entrer dans le petit vestibule. La fragrance l’enveloppa. Il aurait reconnu entre tous ce parfum suave de vanille et de fleurs. Il lui évoquait les rires de gorge et les œillades complices, les mouvements gracieux d’un corps souple, les matins pressés comme les nuits blanches. Avec Elle. La gorge nouée, il se dirigea vers le salon, sur sa droite. Une pression sur l’interrupteur révéla la table basse, devant le canapé. La table basse sur laquelle était posé un vase. Un vase plein de roses et d’iris. Des fleurs, qui lui souhaitaient la bienvenue de toute la fraîcheur de leurs pétales délicatement colorés…

 

Il tomba à genoux et ferma les yeux. Son sang qui pulsait dans ses tempes. Le film qui passait et repassait sans cesse dans sa tête, à le rendre fou… Il le savait, il l’avait toujours su…

Il avait emmené son parfum dans son studio pour qu’elle puisse l’habiter aussi. S’il avait perdu le goût de sa peau et la musique de ses rires, il lui restait ce parfum. Mais elle avait choisi de rester là…

Foutez-moi la paix, avec vos mines pleines de compassion. Arrêtez de me regarder ainsi, je ne suis pas encore mort ou bien je suis en Enfer. En Enfer avec Elle. Quoi de plus normal, on ne l’aurait pas acceptée à la porte à côté avec ses cheveux de feu et sa beauté du Diable.

La colère s’emparait de lui. La colère contre l’oubli et les bonnes intentions. La colère pour supplanter l’angoisse et la douleur… Comment imaginer, puisqu’on en est là, qu’il suffit d’effacer et de nier pour que tout redevienne comme avant. Il avait commencé à faire semblant, cela les tranquillisait. Sa vie ne regardait personne. Ce n’étaient pas des hallucinations, Elle était là. Il en était maintenant certain…

 

Il se releva douloureusement pour aller ouvrir la porte de la vieille armoire bretonne, qui trônait là, majestueuse dans le salon sobrement meublé. Sa main ramena à tâtons une bouteille de Jack Daniel’s déjà bien entamée… N’hésitant qu’une demi-seconde à attraper un verre avant d’y renoncer, il fit sauter le bouchon et but à même le goulot. Le liquide brûlant se déversait dans ses veines, il avait besoin de l’anesthésie bienfaisante de l’alcool qui lui enflammait la gorge. S’appuyant enfin contre la lourde porte de bois pour reprendre son souffle et ses esprits, entre deux longues rasades. Son regard revint se poser sur le vase de fleurs. C’était quoi, ça? Il ne comprenait pas. De rage, il lança la bouteille contre l’angle du mur sous la fenêtre. Ses oreilles enregistrèrent le fracas du verre qui se brise, mais nota aussi un petit chuintement cristallin inattendu. La bouteille n’était visiblement pas la première à avoir atterri aussi brutalement à cet endroit. Le ventre sombre de l’armoire lui révéla qu’il manquait la moitié des cristaux, hérités en même temps de la vieille grand-mère concarnoise…

 

Il s’approcha en titubant, saoul de stupeur, de colère et de chagrin, heurtant de la hanche le dossier du sofa qui le séparait de la fenêtre. Un plateau de métal en cuivre repoussé, rapporté d’un voyage au Maroc par le grand-père marin, était posé à terre. Il nota d’un œil stupéfait une bouteille de champagne renversée, leur marque préférée, et les flûtes ciselées que sa rage venait de briser. Il compta les pieds pour se faire une idée du nombre de convives… Qui ? Pour quoi ? Et pourquoi ici, chez eux? Un vertige nauséeux le saisit et il vomit, dans un hoquet, une bile acide chargée de l’alcool ingurgité deux minutes plus tôt, éclaboussant le parquet poussiéreux du salon.  Il l’avait toujours su, le camion avait bel et bien envoyé sa voiture dans les profondeurs de la Vilaine, mais on n’avait jamais retrouvé son corps. C’est à l’abandon des recherches qu’il avait commencé à avoir des hallucinations. Ses proches lui avait intimé l’ordre de voir un psy et il avait obtempéré, docile, noyé dans ce marasme absurde qu’était devenu sa vie. Mais, au plus profond de lui, il avait la certitude qu’elle était toujours vivante.

Il monta quatre à quatre les marches étroites de l’escalier qui menait à l’étage, se tenant aux murs lambrissés du couloir. Il ouvrit violemment la porte de leur chambre, la gorge serrée à l’idée que surgissent sans qu’il le souhaite les images de leurs ébats fougueux et joueurs, de son corps à la peau claire et du feu de sa chevelure sur l’oreiller. Les volets étaient toujours fermés, le lit avait été refait à la hâte. Il traversa la chambre en deux enjambées et jeta un coup d’œil dans la salle d’eau. Une serviette de bains encore humide traînait sur le radiateur et une myriade de gouttes d’eau constellait la paroi de verre de la douche à l’italienne. Une tâche claire sous la table de chevet attira son attention. Il se pencha et saisit une carte de visite à moitié déchirée, il reconnut l’entête stylisé de la boutique d’objets anciens. Pratiquement toute leur décoration intérieure venait de celle-ci. La patronne, qui les avait guidés, était devenue une amie de leur couple. Il avait parfois fantasmé sur cette possibilité de les posséder toutes les deux en même temps, elles qui se ressemblaient tant. Il ne l’avait pas vue depuis l’accident et ne répondait plus à ses messages insistants. Il n’aurait pu supporter de la voir. Mais peut-être avait-elle vraiment quelque chose à lui dire…

Sans se soucier de l’heure qu’il était, il chercha le numéro de téléphone dans ses contacts et appela. Il devait comprendre….

 

Une voix masculine lui répondit, peu amène. Lui décliner son identité ne la dérida pas. Il n’était pas le seul à la chercher, il ne savait pas, elle était partie sans un mot, il ne voulait plus rien savoir, bon vent…

Complètement dégrisé, il prit sa tête dans ses mains et tenta de se calmer. Il sentait son esprit galoper, et fit le point, pour canaliser ses pensées. L’accident il y a six mois, les recherches infructueuses abandonnées à son grand désespoir, l’insistance de son entourage pour qu’il entame un deuil dont il ne voulait pas… Les hallucinations qui commencèrent à peu près à cette période, l’espoir qui revenait en force au moment où il était censé avoir complètement disparu…

Et lui qui devenait fou.

Cette maison… C’était elle qui l’avait choisie. Il ne se résoudrait jamais à la vendre, même s’il ne l’habiterait plus jamais. Il avait essayé de trouver le sommeil dans ce lit trop grand… Mais l’absence était une compagne terrifiante et épuisante. Alors il était parti mais il l’avait conservée dans l’état où elle était à sa disparition.

Il se releva, et donna un grand coup contre le mur de la chambre… Cette chambre profanée… et personne pour seulement tenter d’en effacer les traces. Il sentait monter la colère que les fleurs du salon avaient fait naître… Il était chez lui, bon sang, et qui d’autre pouvait entrer ici ? À quoi rimaient donc toutes ces subtiles petites apparitions qui lui chaviraient la tête et le cœur au moment où, sa résistance brisée, il avait cédé à l’idée commune qu’il avait besoin d’être soigné… ? À quoi rimait cette fuite à son arrivée ? Oui, mais Elle avait pris le temps de lui sourire… Un sourire qui éclatait à nouveau dans sa tête, le liquéfiant comme il l’avait déjà liquéfié dans la rue moins d’une heure auparavant. Mais alors qui étaient ces gens avec qui elle buvait du champagne, avec qui elle baisait peut-être dans cette chambre, dans leur chambre… ? Et qu’avait-elle foutu tout ce temps, alors que lui, comme un con, se désespérait… ?

L’esprit lancé à vive allure sur des montagnes russes, il se sentait comme un lion en cage… Il ne pouvait attendre le petit matin, il devait partir à la recherche de leur amie… Pourquoi avait-il refusé son contact, il s’en voulait à présent.

Il dévala l’escalier quatre à quatre et s’engouffra dans l’entrée… Il tira sur la poignée, la porte s’ouvrit à la volée sur un cri étouffé.

Elle vint s’écraser le nez sur son torse…

 

Elle gardait la tête baissée, ne bougeant pas d’un centimètre. Il leva une main tremblante vers les mèches qui cachaient son visage et d’un geste hésitant les ramena en arrière, découvrant son visage avec angoisse et espoir. Lorsqu’enfin elle leva ses yeux vers lui, il sentit son cœur exploser. Elle se dégagea au bout d’un moment et fit quelques pas en direction du salon. Elle lui intima de venir s’asseoir sur le sofa, avec elle. Et il entendit l’histoire la plus invraisemblable de toute sa vie. Son histoire parallèle à la sienne, mais cauchemardesque pour elle. Elle avait été si près de lui sans qu’il sache, si près sans qu’il ne puisse une seule fois imaginer qu’une réponse à un sms, un mail aurait suffit à la délivrer de cet enfer. Une sombre histoire de marchand d’art dans laquelle elle s’était trouvée mêlée par hasard en recherchant sur internet la valeur de quelques objets qu’ils avaient chinés chez leur amie. Elle s’en était doutée, elle s’était aperçue de leur rareté et du prix modique pour lequel ils les avaient obtenus, leur maison devenant une excellente cachette pour les receleurs. Quand elle parla à leur amie de ce qu’elle avait découvert, la menace tomba implacable, le silence contre leurs vies. Elle aussi faisait partie du trafic. Elle ne pouvait rien dévoiler, à personne, si elle ne voulait pas le mettre en danger.

Mais l’accident, ta disparition…Comment… ? Un hasard, un pur hasard, ce n’était pas elle dans la voiture, c’était l’autre, souviens-toi comme on se ressemblait.

Elle devait vendre le tableau, la marine au-dessus de la cheminée. Il jeta un coup d’œil rapide et remarqua alors l’absence de l’œuvre sur le mur, il n’y avait jamais prêté attention. « L’amie » avait pris sa voiture et c’est elle qui avait eu l’accident. Les autres membres du trafic avaient réussi à faire disparaître son corps puis l’avait obligée, elle, à prendre sa place dans l’organisation. La menace de mort sur sa tête à lui existait toujours. Elle avait bien tenté de le joindre, mais elle avait toujours essuyé un refus de sa part. La maison, inhabitée, servait de lieu de rendez-vous pour les futurs acquéreurs. Elle était revenue pour faire disparaître les traces de la visite mais elle avait entendu la voiture se garer et était partie précipitamment. Mais elle n’avait pu s’empêcher de se retourner pour le voir et lui sourire.

Il ne lui avait pas lâché les mains pendant le récit de ces mois passées loin de lui dans la tourmente. Il réfléchissait à toute vitesse. Il trouverait une solution, ils iraient voir la police et si lui, il l’avait crue, ils la croiraient aussi.

Mais ce qui était clair à ce moment précis, c’est qu’il ne voulait plus passer un seul jour, une seule nuit loin d’Elle. Il la prit dans ses bras et la serra contre lui, Elle s’abandonna, poussa un soupir et il sentit ses larmes mouiller sa chemise. Il n’était pas fou.

Non, il n’était pas fou…

Ou alors fou de bonheur, cela il voulait bien le concéder…